Début novembre 2018, un temps doux s’est installé après les premiers frimas de l’année. Pas un souffle de vent, la surface de l’eau est comme un miroir. Nous sommes 7 pêcheurs à traquer le brochet au leurre du bord dans cet étang public de 75 ha géré en no-kill pour les carnassiers depuis 3 ans et qui abrite déjà une belle population de grands brochets. Sept à huit autres pêcheurs prospectent en float-tube les eaux un peu plus au large. Des chasses spectaculaires brisent périodiquement le miroir, parfois à quelques mètres seulement de nous. Les brochets sont actifs, mais ne s’intéressent guère à nos leurres : une dizaine de brochets ont été pris depuis le lever du jour alors que nous sommes déjà en milieu d’après midi, en majorité de 70 à 80 cm avec un spécimen frisant le mètre. Ce résultat « banal » dans cet étang géré en no-kill serait déjà jugé exceptionnel dans bien des eaux françaises !
Le sauvetage du goinfre
Notre attention est alors attirée par une chasse particulièrement insistante à quelques dizaines de mètres du bord, hors de portée de nos lancers alors que les pêcheurs en float-tube sont beaucoup plus au large. C’est un grand brochet que nous voyons plusieurs fois battre la surface de l’eau, tous les pêcheurs du bord s’étant regroupés pour observer la scène. Après plusieurs minutes à se contorsionner ainsi, nous le voyons s’immobiliser en surface, puis se tourner ventre en l’air. Pour avoir déjà trouvé un grand brochet mort étouffé par sa proie sur la berge d’un autre étang, je comprends rapidement la situation. Nous crions pour appeler le pêcheur en float-tube le plus proche qui n’a rien vu de la scène, et il comprend à nos gesticulations qu’il se passe quelque chose. C’est un débutant qui maîtrise encore mal ses déplacements, et il lui faudra bien une dizaine de minutes pour atteindre le brochet et le monter dans son float-tube, puis encore cinq minutes pour le ramener au bord où nous l’attendons.
C’est un poisson magnifique au ventre rebondi, largement métré, qui git maintenant agonisant à nos pieds. Comme je m’y attendais, il a eu « les yeux plus gros que le ventre », seule ressortant de sa gueule la queue d’un sandre respectable. Plusieurs pêcheurs le jugent condamné, mais nous tentons quand même d’extraire le sandre. Il faut s’y mettre à 3, un tenant fermement le brochet, un autre lui ouvrant la gueule largement tandis je tire en force la queue du sandre avec une pince. Petit à petit, nous arrivons à extraire le sandre malgré la nageoire dorsale qui résiste. Quelques photos sont prises pour immortaliser l’instant, ainsi que les mensurations des poissons : 1m06 pour le brochet, et 67 cm pour le sandre aux flancs lacérés…
Rapidement, nous rejoignons le bord de l’eau pour le réanimer, c’est aussi çà l’esprit « no-kill ». Nous nous relayons pour le réoxygéner par des mouvements de va et vient, rien n’y fait et il reste inerte. Quelques mouvements de nageoire montrent qu’il n’est pas encore mort, mais ses couleurs commencent à ternir. Nous perdons petit à petit tout espoir de le sauver. Mais je garde en mémoire comment nous avons réanimé certains poissons comme des carangues lors de mes séjours de pêche exotique, en les plongeant violemment dans l’eau tête la première. Je me saisis de sa queue pour le soulever le plus haut possible, et le laisser retomber dans l’eau verticalement. Au fur et à mesure des tentatives, nous le voyons agiter les nageoires, mais il finit toujours par remonter ventre en l’air en surface. Ce n’est qu’à la 6 ou 7ème tentative que nous le voyons se stabiliser sous 1 mètre d’eau et s’éloigner au ralenti vers les profondeurs. Quelques applaudissements, et nous restons de longues minutes à surveiller la surface de l’eau, sans le voir réapparaître. Nous sommes tous interrogatifs : peut-être est-il sauvé ?
Un vent violent s’est levé dans la nuit, et nous nous retrouvons à plusieurs au bord de l’étang dès le lendemain avec la crainte de retrouver son cadavre échoué sur la berge. Mais ce n’est pas le cas, le reprendrons nous un jour ? Malgré les conditions difficiles, nous ferons une belle pêche ce jour là, même si nos big-baits nous paraissent alors bien petits !
Un suivi des brochets métrés de l’étang
La gestion de ce plan d’eau en no-kill initiée par l’AAPMA locale est expérimentale et fait l’objet de différents suivis, notamment celui des brochets « métrés ». Pas besoin d’un marquage pour réaliser ce suivi, chaque poisson portant sur lui sa « carte d’identité » : sa nageoire anale dont le dessin est unique et permet de le distinguer de tous ses congénères. Il est demandé à tous les pêcheurs de cet étang de signaler au secrétaire de l’AAPMA la prise d’un brochet métré, en joignant les photos prises à cette occasion.
Mais à l’expérience, l’identification des poissons s’avère plus compliquée que prévue. Pour être reconnaissable, cette nageoire anale doit être bien déployée. Sur les photos, ce n’est pas toujours le cas, la main du pêcheur cachant même parfois cette nageoire. Mais il existe d’autres signes de reconnaissance comme la « robe » et ses ponctuations qui n’évoluent guère avec le temps chez un brochet adulte. Malheureusement, si la robe est homogène sur les deux flancs, les ponctuations ne sont pas symétriques et il est difficile de comparer des brochets dont on ne dispose pas des photos prises sur la même face. D’autres indices peuvent être utilisés, notamment les blessures occasionnées lors de la fraie ou de prises précédentes. Deux brochets ne sont considérés comme les mêmes que s’ils sont reconnus comme tels par les trois observateurs différents chargés de cette analyse.
C’est ainsi que nous avons retrouvé la trace du goinfre pris en float-tube par Georges en juin 2017 alors qu’il ne faisait qu’entrer dans la catégorie des métrés. Mais surtout, il a de nouveau été pris et mesuré à 106 cm par le même pêcheur en janvier 2019… Avant de poser dans mes bras une semaine plus tard. Le goinfre avait donc survécu et repris une activité normale, et j’ai eu le plaisir de le reprendre après avoir assuré son sauvetage ! Remis à l’eau avec précautions, il fera certainement le plaisir d’autres pêcheurs la saison prochaine où il devrait atteindre 110 cm. Peut-être aurai-je la chance le reprendre ? Si c’est le cas, je suis sûr de le reconnaître après avoir étudié ses photos sous tous les angles…
Une forte attente de nombreux pêcheurs : un réseau national d’eaux libres gérées en no-kill carnassiers
Cette belle histoire n’a pu exister que parce que cet étang est géré en no-kill et que les pêcheurs sont très respectueux de leurs prises. Dans des eaux gérées de manière traditionnelle, il aurait été prélevé dès sa première prise en juin 2017, ou beaucoup plus certainement avant alors qu’il n’était pas métré. Nous avons en effet constaté que le brochet est très vulnérable à la pression de pêche, même si toute pêche au vif est interdite dans cet étang : les brochets métrés ont été pris 2 à 3 fois chacun en moyenne sur les 2 années de suivi, et jusqu’à 5 à 6 fois pour les plus actifs ! La citation suivante prend alors tout son sens :
« Le poisson que vous remettez à l’eau est un cadeau que vous faites à un autre pêcheur, tout comme il s’agit peut-être d’un cadeau qu’un autre pêcheur vous a fait »
Et cela se ressent au bord de l’eau où l’esprit de camaraderie remplace une jalousie latente entre pêcheurs.
Il ne s’agit pas ici d’opposer deux types de gestion, ou deux conceptions de la pêche. Il est légitime d’aller à la pêche et de prélever de manière raisonnée quelques poissons pour le plaisir de l’assiette. Il l’est tout autant de pêcher pour le simple plaisir, avec l’espoir de piquer de grands poissons. Alors que nos eaux sont particulièrement favorables au brochet, il est quand même paradoxal de voir cette espèce classée de manière justifiée dans la liste rouge des espèces menacées en France. Il l’est tout autant de voir un nombre croissant de pêcheurs voyager en Irlande, Espagne, Suède… pour le pêcher alors que ce tourisme halieutique pourrait bénéficier au développement local. Cette régression du brochet en France a longtemps été attribuée à la raréfaction des frayères, et de gros efforts ont été faits pour les réhabiliter, en installer de nouvelles ou procéder à des alevinages. Les prélèvements excessifs d’un poisson très vulnérable à la pression de pêche sont aussi en cause : nous avons acquis la conviction que tous les brochets, ou presque, se font prendre rapidement après avoir atteint « la maille » actuellement fixée à 60 cm. Cela explique la taille moyenne des prises dans la majorité de nos eaux, comprise entre 60 et 70 cm. La prise d’un brochet métré est un événement exceptionnel qui fait même parfois la une des journaux locaux !
Le renforcement des mesures de protection réglementaires n’a eu que des effets limités. L’augmentation de la taille légale de 50 à 60 cm n’a eu pour effet que d’augmenter la taille moyenne des poissons conservés d’une dizaine de centimètres, et peut-être d’augmenter le nombre de géniteurs. Mais le principe d’une taille légale minimum peut avoir des effets génétiques pervers à long terme en exposant plus rapidement au prélèvement les poissons au plus fort potentiel de croissance. L’instauration récente d’un quota de 2 prises par jour n’a que peu de chances d’améliorer la situation : d’une part cette réglementation est trop facilement contournée par quelques pêcheurs peu scrupuleux, d’autre part elle n’assure pas une protection suffisante dans nombre de nos eaux libres où la pression de pêche sur les carnassiers est importante. Enfin, même si elle relève de bonnes intentions, l’instauration locale de « fenêtres de prélèvement » par quelques Fédérations à titre expérimental (par exemple de 50 à 70 cm, ou de 60 cm à 1m) risque fort de ne pas donner les résultats espérés, très peu de poissons ayant une chance de sortir par le haut de cette « fenêtre », surtout si la pêche au vif reste autorisée.
Dans l’étang du goinfre géré en no-kill depuis 3 ans, la taille moyenne des prises est de l’ordre de 80 cm et 80 brochets métrés ont été pris durant la dernière saison (pour une population de l’ordre de 50 poissons). La taille des brochets métrés augmente chaque année, de 105 cm à 108 cm lors des deux dernières saisons. Le plus gros poisson mesurait 118 cm, ce qui permet d’espérer franchir la barre des 120 cm dès la saison prochaine et peut-être d’approcher, voire de dépasser dans quelques années, le brochet record de 136 cm pris il y a une quarantaine d’années dans un étang voisin. La mise en place de la gestion en no-kill carnassiers de cet étang depuis 3 ans est une réussite reconnue par tous. Il attire un nombre croissant de pêcheurs, preuve que cette gestion répond aux attentes de beaucoup, notamment dans les jeunes générations. Mais on flirte parfois avec la surfréquentation qui pourrait mettre à mal cette réussite : c’est la raison pour laquelle sa localisation n’est pas précisée dans cet article. Que devient le plaisir de la pêche s’il faut arriver plusieurs heures avant le lever du soleil, voire la veille, pour être assuré d’avoir un bon poste ? Ou d’avoir à s’agglutiner au bord de l’eau ?
Forts des enseignements qui sortiront des études engagées, souhaitons que cette expérimentation fasse des émules et que chaque Fédération mette en œuvre cette pratique dans une partie des eaux de son département de manière à offrir un « terrain de jeu » près de chez eux pour les pêcheurs qui le souhaitent. Il ne s’agit en aucun cas de mettre en place des « carnodromes » avec une population de carnassiers surdensitaire alimentée régulièrement par des lâchers, mais de gérer un milieu naturel avec une population piscicole équilibrée entre poissons fourrage et carnassiers. La pêche n’y est pas plus facile qu’ailleurs, d’autant que les poissons sont éduqués : il faut présenter le bon leurre au bon moment, et le brochet a ses humeurs et peut être très sélectif… Mais on peut à tout moment y piquer le « brochet de sa vie ». Pour que cet équilibre se mette en place, il est indispensable de bien choisir les eaux où est mise en place le no-kill, avec une surface suffisamment importante (au moins 50 ha pour un plan d’eau) et des conditions favorables à la reproduction. Seul peut être nécessaire un empoissonnement initial si la densité de carnassiers est trop faible, aucun lâcher n’étant nécessaire par la suite. Cela permet donc parallèlement de renforcer les empoissonnements dans les eaux gérées de manière traditionnelle, au bénéfice des pêcheurs souhaitant garder leurs prises. Loin de s’opposer, il s’agit donc d’options de gestion complémentaires, mais qu’on ne peut mettre en œuvre dans les mêmes eaux.
Bonjour Monsieur. article parfait. félicitations. A faire parvenir à toutes les aappma. Cordialement.
Pour qu’un brochet de cette taille s’attaque à un si gros sandre, c’est qu’il doit être affamé dans cet étang géré en no-kill. C’est à dire qu’il ne doit pas y avoir beaucoup de blancs, dévorés par la présence de trop nombreux des carnassiers. On ne peut pas faire tenir une trop grande population de carnassiers dans un bassin s’il n’y a pas suffisamment de blancs. Et votre démarche no-kill finit par faire souffrir la dalle les carnassiers qui deviennent trop nombreux. L’homme est le plus grand prédateur, c’est pourquoi il contribue aussi à la chaîne alimentaire et à l’équilibre en prélevant avec tempérance des carnassiers. Je souhaite à vos carnassiers de ne pas finir comme des bêtes de foire ou de zoo, attaqués par la malnutrition. Mieux vaut en prélever avec parcimonie pour que ceux qui vivent aient suffisamment à manger.
Bonnes pêches et belles balades !
« non mais allo » comme dirait une célèbre starlette…
Certains plan d’eau ne voient aucun pêcheur (privé interdit à la pêche), ce n’est pas pour autant que les carnassiers présents y meurent de faim et qu’il n’y a plus un seul blancs….
Les carnassiers se régulent tout seul (vu qu’en plus ils se bouffent entre eux, notamment le brochet dès sa naissance)
Les brochets ont dès fois les yeux plus gros que leur ventre… ça arrive… c’est tout…
Dans un lac de 75 hectares impossible qu’ils finissent comme des bêtes de zoo… ils ont largement assez de place…
on sent dans votre intervention le fait que vous n’avez pas du tout envie de remettre en question vos pratiques et visions… bien à vous…
mais il en faut aussi pour ceux qui ont une approche différente de la votre en « pur loisir », l’article ne prone pas de passer toute la france en no kill…
Mais qu’il peut être intéressant d’avoir quelques plans d’eau de ce type dans chaque départements pour la pêche de loisirs… c’est tout.
sur ce bonne pêche !
Je ne suis pas d’accord avec les propos de Samuel. Sans l’homme, les plans d’eau se régulent très bien, le nombre de poissons blancs trouve son équilibre et les prédateurs se mangent entre eux, c’est naturel. Comme la mort probable de ce goinfre. Ça fait partie de l’équilibre des choses.
Petite question : quel est le nom de ce plan d’eau svp ?
Un secret jalousement gardé !
Excellent article… On ne peut en effet que rêver de voir s’étendre le nombre de grands plans d’eau, pourquoi pas de plusieurs centaines d’hectares, gérés en total No Kill… D’autant qu’il suffirait en effet que cela ne concerne qu’une partie des plans d’eau de chaque département… et pourtant, quelle fédération aura le courage d’aller à l’encontre des inévitables « viandards »-ou tout au moins, pour être gentil et tolérant, amateur des « plaisirs de la table » (cela dit hypocritement de ma part… )- qu’elle abrite immanquablement dans ses rangs…? La pêche à la ligne devrait être considérée comme un pur loisir et non comme un moyen de remplir son congélo… Mais bref, oui, je rêve de l’extension de lacs en no kill… En attendant que ce rêve ne se réalise, pour ne pas trop subir la frustration à ne devoir pêcher que des petits carnassiers, et encore entre de multiples bredouilles, je vais continuer à pratiquer assidûment la pêche en Bolognaise au blanc et tout venant et autres pêches posées à la carpe…