L’hiver amène son cortège de mauvaises nouvelles pour la rivière. Moins de lumière donc moins de végétaux et par conséquent moins de nourriture pour les petits poissons. Les crues automnales ayant mis à l’épreuve le petit peuple de l’eau, les ablettes et autres petits cyprinidés ont encore de longs mois à tenir dans l’eau glaciale avant le retour salvateur des premières chaleurs.
Source de nourriture
Au plus froid de la saison morte, de décembre à mars, la rivière se fige, surtout au nord de la France. Les poissons rejoignent leurs caches hivernales, racines en berge pour les uns, embâcles pour d’autres, caves et autres caches sous les rochers pour certains.
Les plus petits et les plus nombreux d’entre eux sont les ablettes. Pouvant former des bancs de plusieurs dizaines de milliers d’individus, ces minuscules poissons n’ont plus à manger mais servent de nourriture à certains carnassiers que le froid touche moins (les brochets sont moins vulnérables au froid que les bass par exemple).
L’arrivée des cormorans et de l’eau très claire n’aident pas les ablettes qui sont en première ligne dans les portions de rivières où les caches comme les racines sont peu nombreuses. Ces poissons sont alors la seule source de nourriture d’autres espèces : hérons, brochets, martin-pêcheurs et sandres qui sont les principaux prédateurs hivernaux des écailles d’argent.
Gueule ouverte
Les grands bancs serrés d’ablettes sont visibles et observables pour peu que l’on daigne aller affronter le froid. Leur stratégie est la même que les sardines dans l’océan : créer un nuage virevoltant empêchant le prédateur de cibler une proie en particulier.
L’adaptation du brochet à cette protection est de foncer dans le tas gueule ouverte. Il rentrera toujours quelque chose avec un peu de chance car l’ablette est très rapide, et son œil surdimensionné voit arriver de loin les attaques en eau claire. Inutile de lancer un gros leurre dans ces conditions. Le brochet est focalisé sur ces mini proies et ne se détournera pas pour attaquer un swimbait par exemple.
Vision divine
Les bancs denses d’ablettes ne sont pas stationnaires. Ces poissons cherchent avant tout les rares rayons de soleil pour en retirer la moindre calorie bienfaitrice. Ainsi, les bancs évoluent le long des berges à la rencontre de l’astre solaire et font, de fait, pour monsieur brochet toujours à l’affût, un casse- croûte bien brillant.
La beauté de ces bancs est quelque chose de peu commun en eau douce, d’innombrables petits poissons chromés d’une fragilité extrême, dans de l’eau très claire et glaciale, qui avancent comme un seul vers son avenir. La vision est divine et irréelle, mais depuis des centaines de milliers d’années cette scène se répète chaque hiver sans que la nature n’en change ne serait-ce… qu’une écaille.