Dans l’histoire de la pêche de loisir, il fut un temps qui aura duré de nombreuses décennies, où les pêcheurs étaient beaucoup moins mobiles et connectés qu’aujourd’hui. Les gens du village pêchaient tous la même rivière, les mêmes poissons… et vantaient leurs exploits au troquet du coin. Il y avait les meilleurs pêcheurs du bourg qui défendaient leurs secrets et il y avait les autres, toujours à l’affût pour essayer de comprendre en quoi leurs résultats étaient bien inférieurs. Aujourd’hui le village de jadis est devenu grand comme un pays. Le café de la place est devenu un réseau social dans la nébuleuse d’internet. La pêche a changé mais les hommes peut-être pas tant que cela… Les crabes d’hier sont-ils les mêmes que les crabes d’aujourd’hui ? Voici leur histoire.
Les crabes ne sont pas nés hier
La pêche a toujours été une grosse histoire d’ego, hiérarchisant les exploits halieutiques en fonction de la capturabilité des espèces. Difficile de fanfaronner avec un gardon auprès d’un pêcheur de brochet. La pêche, c’est avant tout réussir à faire s’alimenter un être vivant non apprivoisé tout en masquant la supercherie d’un hameçon. C’est plus qu’une performance, c’est une science inexacte que chacun arrive à développer et affiner à différents degrés au cours du temps et de sa vie. Il y a ceux qui prennent le temps et l’énergie nécessaires pour progresser et évoluer dans leur passion et il y a les autres, qui stagnent davantage, qui se découragent, qui jalousent… et qui sont prêts à beaucoup de choses pour obtenir les mêmes résultats.
Le monde d’internet est un monde factice, tout y est lissé, anonymisé, transformé à son avantage. L’image de la pêche dans le virtuel ne fait pas exception à cela. S’il était encore rare d’observer des brochets métrés en photo dans les années 90, on en voit passer tous les jours sur la toile aujourd’hui. Le curseur de la performance a été redéfini : on pouvait pavoiser avec un brochet de 80cm auprès de ses voisins et amis en 1983, en 2023 on ose à peine le prendre en photo et l’exposer aux yeux du monde. On prend des semaines à capturer un joli poisson puis on le publie sur internet où il est oublié après quelques heures. Tout va beaucoup trop vite, tout devient démesuré… Face à cette culture de l’instant, on a ce sentiment constant que nos résultats sont en dessous de la moyenne.
La pêche d’aujourd’hui se consomme : quand on n’arrive pas à prendre de poissons alors on se déplace perpétuellement pour trouver une solution. On change de spot, de lac, de région, de canne, de leurres, de bateau… On envie ceux qui sont sous les projecteurs et qui ont un temps de pêche incomparable au nôtre. On court après des résultats démesurés qui ne seront jamais à la hauteur de nos espérances. Le problème c’est qu’il faut du temps et beaucoup de temps sur le même plan d’eau ou rivière pour assimiler et comprendre le comportement alimentaire de nos camarades de jeu. Dans cette course aux résultats, le temps n’a plus sa place et les méthodes bien peu glorifiantes sont plus rentables à court terme, que des recherches personnelles à partir d’une page blanche.
A l’instar d’un bon cueilleur de champignons qui connaît les meilleurs coins, le bon pêcheur maîtrise ses schémas de pêche qu’il s’est construit et c’est là, la principale clé de son succès. Quand on pêche pour la première fois de sa vie avec son paternel, on ne le fait pas en crabant, on le fait en apprenant que la pêche c’est beaucoup de galères, d’échecs, beaucoup de tentatives et quelques succès.
Mais ceux qui ont découvert la pêche tardivement via le prisme du crabing l’ont très bien compris : savoir où et comment pêche quelqu’un qui a des résultats au-dessus de la moyenne fait gagner beaucoup de temps, d’énergie et d’argent pour capturer les mêmes poissons que lui.
Les détectives de la pêche 2.0
Le crabe type, ce n’est pas son voisin qui vous regarde partir à la pêche, ni votre beau-frère qui essaye de savoir tant bien que mal où vous réalisez vos exploits. Le crabe type passe des heures sur les réseaux sociaux, à décortiquer les publications espérant trouver un oubli ou un excès de naïveté.
“On est tous le crabe de quelqu’un d’autre”
Si cette méthode peut paraître grossière, elle demeure grandement efficace. Je me suis déjà amusé plusieurs fois à analyser des vidéos en ligne et bien souvent j’arrivais à déterminer l’endroit précis du lieu de la scène de tournage. La bathymétrie du sondeur filmée involontairement, une structure atypique facilement reconnaissable en fond, une déclivité originale… Pour les observateurs, les indices ne manquent pas. La vidéo est un des pires supports qui soit pour “protéger” un endroit de la pression de pêche.
Le crabe type va tenter également de manière plus ou moins discrète de vous soutirer des informations sous couvert de la sympathie, soit directement à vous, soit en contactant un de vos proches. On connait tous un gars à qui l’on a déjà confié quelques informations précieuses et qui promettait de ne le dire à personne et puis qui a fini par le dire à son meilleur pote qui l’a lui-même dit à son meilleur pote etc.
Peu sont en mesure de comprendre que même entre amis de longues dates, chaque pêcheur doit garder quelques jardins secrets. Il y a des gâteaux qui ne sont pas assez gros à partager, même pour deux. Comme si dans cette nouvelle forme de pêche axée sur le catch and release et les réseaux sociaux, le partage devait être obligatoire, total et universel.
“Ha lui ? laisse tomber… il ne partage avec personne, c’est un con”
Tous les moyens sont bons
Si la plupart des crabes restent assez discrets et gentillets dans leur démarche, d’autres n’hésitent pas à employer les grands moyens, voire dépasser la ligne rouge. Il y a des crabes qui ont eu des résultats démesurés en appliquant cette pratique. Dans leur inconscient, tel un cancre qui copierait sur le premier de la classe, ils ne se sentent pas capables de chercher par eux-mêmes.
Tous les pêcheurs de lac en bateau ont déjà été confrontés à un équipage qui les observe avec des jumelles, vient sciemment leur couper la dérive, se coller à eux, jeter leurs leurres près du bateau ou encore uniquement observer précisément avec quoi et comment on pêche. C’est le plus gros défaut du crabe et c’est même un compliment à votre égard : il pense que vos résultats sont toujours supérieurs aux siens.
L’inventivité ne manque pas chez les crabes de compétition : j’ai déjà eu vent de points GPS photographiés sur des sondeurs exposés lors d’un salon de pêche, des coordonnées de géolocalisation extraites de photos non formatées ou encore simplement de prendre une journée de guidage avec un GPS/Smartphone dans la poche et marquer les points avec un minimum de discrétion au cours de la session de pêche.
Combien de guides de pêche ont déjà retrouvé leurs anciens clients à l’endroit précis où ils les avaient guidés et avec les mêmes leurres ? Cette méthode sale est réputée efficace, une autoroute vers les poissons trophées !
“On ne peut apprendre au crabe à marcher droit.”
Aristophane
Comment lutter contre les crabes
Il existe plusieurs modes opératoires pour tenir les crabes à distance et bien souvent on ne l’apprend naïvement qu’à ses dépens et avec le temps. La méthode la plus radicale et efficace : ne rien partager et ne rien donner à disséquer. Une posture bien triste qui ne laisse aucune place au partage dans sa passion mais que certains finissent par adopter souvent par dépit.
On peut également déconseiller fortement toute publication de vidéo… A force de recherches, d’informations recoupées, on finit toujours par trouver un minimum l’emplacement sur une vidéo.
Si on se donne toutefois la peine de gérer les crabes, il est alors possible de partager un minimum sa passion sur internet. Pour ce faire, il faut constamment brouiller les pistes :
- La base est de publier/partager toujours ses prises en décalé de plusieurs jours voire semaines, on peut alors profiter des bons plans du moment en toute quiétude. Publier des poissons pris sur le lac A 2 mois plus tôt alors que les gens savent que vous pêchez sur le lac B en ce moment. Mais il ne faut pas croire que les crabes ne sont pas rôdés à ce type de pratique. Publier une photo avec des arbres verdoyants en fond pendant l’hiver ne fait pas illusion bien longtemps, plus les années passent et puis il faut la jouer fine !
- Il faut également s’assurer que les supports mis en ligne ne contiennent pas/plus de coordonnées GPS.
- Effacer toutes traces aidant à la localisation des lieux sur la photo : floutage, pixellisation, changement du paysage, changement de la couleur de l’eau…
- Prendre la photo par le dessus pour retirer tout paysage. Bien qu’il soit regrettable de ne pas profiter pleinement du moment et de prendre en photo un poisson tout en pensant aux crabes qui ne pourront rien en ressortir.
- Géolocaliser la publication sur un autre endroit. Certains pensent vraiment que cette astuce fonctionne encore de nos jours et d’autres n’hésitent pas à associer des lieux complètement incongrus en forme de pied de nez : “Gros brochet de Disneyland Paris”. Après tout, le mensonge a toujours fait partie intégrante de notre passion.
Dans le panier de crabes
On pourrait penser que le crabing n’a qu’un impact à petite échelle mais hélas, parfois il suit la mode du moment et certains lieux de pêche se retrouvent pressurisés plus que de raison assez rapidement.
Quand des gros poissons sont publiés anormalement en nombre par les mêmes personnes d’un même réseau, un autre réseau de crabes se penchent alors davantage sur ces prises. Radio pêche fait alors son œuvre, les informations fluctuent par messages… et l’on voit ainsi débarquer rapidement de nouveaux intéressés que les kilomètres n’effraient pas.
Si cela n’a rien d’illégal en soi, on crée alors parfois sur un endroit précis, une pression de pêche démesurée face à la taille du spot et la santé du cheptel visé. On ne compte plus sur ces dix dernières années, le nombre de spots de pêche en France où la qualité de pêche a chuté rapidement face à une pression de pêche démesurée. Comme si ce système bien ficelé de consommation de la pêche de loisir était un rouleau compresseur, un casse-tête à résoudre pour tout bon gestionnaire de milieux piscicoles.
C’est là la spécialité du crabe royal, l’évolution du krabby en krabboss ! Il arrive à ses fins en aspirant les bonnes informations à droite et à gauche, exploite le plan comme il se doit puis s’en vante en publiant à son tour des photos de jolis poissons sans prendre la peine de rendre les lieux méconnaissables… le crabe royal s’en fiche, s’il fait ça c’est qu’il pêche déjà ailleurs. On ne protège que les poissons que l’on convoite encore.
Une histoire de morale
On pourrait penser que les crabes sont le cancer de la pêche mais non ils en ont toujours fait partie intégrante et vous en êtes sûrement un aussi.
Comment être certain que le schéma de pêche que nous sommes en train d’appliquer, personne d’autre ne l’a découvert avant ? Peut-on considérer que quelqu’un est en train de craber un de vos plans alors que c’est un bon ami à vous qui a eu la gentillesse de vous le donner par le passé ?
Nous revendiquons tous la paternité de schémas de pêche, l’héritage de bons spots, l’appartenance de pattern en fonction des affinités. Quand quelqu’un prend un poisson avec la même approche que vous cela vous frustre car vous n’avez pour votre part copié personne en trouvant ce schéma précis. Il n’est jamais facile pour un pêcheur d’admettre qu’un autre pêcheur, qui vient tout juste de débarquer, puisse faire mieux que lui.
Les crabes nous ont obligé à nous adapter, à publier aux yeux du monde des poissons trophées où on ne saura jamais vraiment comment ils ont été capturés et leur réelle valeur halieutique face à leur degré de capturabilité. Nos jeunes s’éduquent à coup de story tiktok en pensant que des statistiques de pêche d’étang ou de pêches à l’étranger reflètent celles du domaine public français.
Ce qui poussait Jean Marie à rapporter un gros brochet mort au magasin de pêche pour le faire homologuer et espérer une belle photo dans le journal n’a jamais été autre chose qu’une glorification de l’ego. On a juste dématérialisé cette démarche en publiant des photos en ligne. On souhaite juste montrer au monde que notre vie est cool, qu’on a pris un gros poisson sans vouloir en dire davantage par souci de conserver une certaine tranquillité. Malheur à celui qui aura l’égarement de poser une question dans les commentaires !
“Se faire photographier avec un poisson, quel manque de dignité… De tous les vices, la vanité est décidément le plus ridicule !”
Marcel Pagnol
Les crabes n’auront jamais le dernier mot
De l’eau a coulé sous les ponts ; Jean Marie ne pêche plus et les pêcheurs relâchent leurs prises. Il est devenu cohérent de vouloir recapturer ces poissons. Quand bien même on déteste le crabing au plus haut point, on se surprend de temps à autre à essayer nous-même, par simple curiosité, de savoir où a été capturée la prise qu’on est en train de liker. Nous sommes tous des crabes en puissance, c’est plus fort que nous.
Le marketing de la pêche incite à avoir des résultats nettement au-dessus de la moyenne même si on a 14 ans et qu’on découvre ce que peut être la pêche de loisir en bas de chez soi. Il n’y a personne sur les réseaux pour nous dire de prendre notre temps, de ne pas brûler les étapes… On invite à copier ceux qui réussissent mieux que les autres, une armée de “pêcheurs copier/coller” qui font tous la même chose au même moment, à commencer par acheter le même leurre au même moment.
Seulement voilà, les meilleurs pêcheurs se sont tous construits et forgés au bord de l’eau en empilant les échecs et en mentalisant leur pêche. Il n’y a pas de recette secrète et ce sont bien ces pêcheurs qui sont le plus réguliers dans le temps. Le crabing ne mène jamais vraiment bien loin. La pêche se partageait avec énormément de fausses informations par le passé, c’est toujours le cas aujourd’hui. Est-ce une raison pour partager de moins en moins avec les autres ? Notre passion est ambiguë, elle mélange la vie à la mort, la vérité au mensonge, cela fait partie du folklore et ce n’est pas près de s’arrêter.