Les carpes fantômes : comment pêcher ces poissons imprenables ?

Voici un sujet souvent évoqué dans les discussions des carpistes au bord de l’eau. Les carpes fantômes, souvent appelées les « carpes imprenables », alimentent les rêves les plus fous. Qui n’a jamais entendu parler de cette énorme commune que personne n’a jamais eu la chance de capturer ?

Le sujet des carpes fantômes est à la fois délicat et passionnant. Depuis plus de 25 ans que je traque les carpes spécimens aux quatre coins de l’Europe, j’ai maintenant la certitude que des carpes qui nagent dans des eaux sauvages (j’exclus de mon propos tous les sites privés et autres plans d’eaux publics surpêchés et où les carpes sont en surpopulation) ne se feront jamais capturées. Ces carpes fantômes constituent une partie plus ou moins grande de la population d’une eau donnée (étang, lac, rivière ou portion de fleuve). Bien réelles, puisque l’on peut les observer lors du frai, depuis un arbre ou encore en plongée, elles sont absentes de nos albums photos !

Quelques petites anecdotes

Avec mon frère, nous apprécions une petite gravière sauvage de très faible superficie (environ un hectare) que nous pêchons souvent en début de saison ou en plein été. Nous y effectuons en général deux ou trois micro sessions de 24h par an. Presque à chaque sortie, nous enregistrerons des départs. Cependant, il s’agit toujours de carpes connues. Nous avons répertorié seulement huit poissons différents, que nous avons pris jusqu’à quatre fois.  La densité de carpes semble donc très faible d’après nos résultats et nous pensions avoir réussi à capturer toutes les carpes du site sauf une petite commune que nous avions croisée à deux reprises en posant nos lignes. Mais par une chaude journée du mois de mai, nous avons pu observer un banc de quatorze carpes en train de se faire dorer la pilule sous la surface. Parmi elles, nous avons reconnu quelques unes de nos amies familières. Cependant, une majorité des poissons, dont quelques très beaux spécimens, nous était totalement inconnue. Connaissant parfaitement ces lieux sauvages et préservés, nous avons la quasi certitude que ces carpes n’ont pas pu être lâchées par qui que ce soit. Elles sont certainement là depuis que nous avons débuté la pêche sur cette gravière. Nous nous sommes alors remis en question en nous efforçant de changer notre approche. Nous avons tenté deux nouvelles stratégies. En effet, depuis de nombreuses années, nous n’effectuons aucun amorçage et nous nous contentions de pêcher au spot. Grâce à un amorçage à long terme uniquement au lupin, nous avons réussi à capturer deux « nouvelles » carpes. L’année d’après, nous avons effectué un amorçage à très long terme uniquement à la bouillette, nous avons encore réussi à capturer trois nouveaux poissons, dont un spécimen bien massif. Lors de ces tests, nous avons bien sûr repris et cela à plusieurs reprises les poissons que nous connaissions bien. Certes, avec ces changements d’approche, nous avons réussi à leurrer de nouvelles carpes mais toujours pas la totalité du cheptel. Pour cette année, nous avons prévu d’enchainer plusieurs nuits sur ce site. Les carpes connues vont sans doute se faire remarquer rapidement. Nous espérons capturer les fameuses carpes fantômes lors des dernières nuits. Affaire à suivre donc. Il s’agit pourtant ici d’une micro population d’une toute petite gravière. Alors imaginez ce qu’il se passe dans les plus grandes étendues d’eau !

Sur de telles étendues d’eau, la proportion de carpes fantômes frôle les 100%.

D’ailleurs venons en aux grands lacs. Dans certains d’entre eux, nagent quelques koïs. Elles proviennent souvent des bassins des grandes propriétés qui jouxtent les berges de ces joyaux. Depuis 15 ans, j’observe toutes les années une carpe koï rouge vif qui doit maintenant avoisiner les 15/20kg. A ma connaissance, jamais personne ne l’a capturée. Je l’ai déjà vu roder à proximité de mes amorçages. Mais contrairement aux autres carpes qui nagent avec elles, elle reste toujours en retrait. Lorsque ces dernières rentrent en frénésie et dévorent mes bouillettes ou mes graines, elle reste impassible. Elle semble vraiment insensible à tous les appâts que j’essaie de lui proposer. Il faut dire que le lac où elle vit regorge de nourriture naturelle et que la population de carpes est très faible. En tout cas, pour moi cette carpe est presque devenue une obsession. Cette carpe est très facilement reconnaissable mais combien de miroirs et de communes se comportent de la sorte. Bien malin qui peut vraiment le savoir.

Les gourmandes et les fantômes

En fait, sur une eau donnée, par exemple un petit lac, nous retrouvons très souvent les mêmes poissons, si bien qu’à un moment nous avons le sentiment de bien connaître toute la population de carpes. Une fois que vous avez attrapé certaines carpes à plusieurs reprises, il vous semble que vous n’aurez désormais plus de surprises dans ces lieux… Jusqu’à ce que vous ayez, comme nous, la chance d’observer un ou plusieurs poissons complètement inconnus nager calmement (ou de manière agitée lors du frai).

Ces observations nous conduisent à classer nos chères amies en trois grandes catégories :

Les carpes fantômes ne sont pas imaginaires, elles existent réellement, puisque l’on peut les observer. Elles font souvent partie des mêmes bancs que les poissons que nous connaissons bien. Attention, le poids du poisson n’entre pas en jeu ici. Ce n’est pas parce qu’une carpe est grosse qu’elle est forcément difficile à prendre. C’est uniquement le caractère, ou plutôt le comportement alimentaire de l’individu, qui est important. On peut par exemple faire l’hypothèse que ce genre de carpes ne recherche que des aliments très précis, qui peuvent être minuscules, et ignorent totalement le reste. Les carpes gourmandes ne sont pas plus bêtes, mais simplement plus curieuses, plus opportunistes et aiment goûter à des saveurs nouvelles.

Un spécimen inconnu procure une joie intense.

Les fantômes existent partout

Dans une eau, la proportion de carpes fantômes est très variable. Selon nous, elle varie entre environ 1% et 99%. Le premier cas se rencontre dans les carpodrômes aux fonds pauvres et où la densité de poissons est très importante. Là, les carpes, habituées aux appâts distribués tout au long de l’année, et affamées en raison d’une concurrence alimentaire trop forte, se montrent presque toutes très faciles à leurrer. Dans ce cas, c’est surtout le hasard qui va faire que certains poissons (malchanceux) sont repris souvent. Là où la densité de carpes est vraiment importante, les plus gros sujets sont mêmes plus simples à prendre car, même si leur expérience peut les rendre plus méfiants, ils ont des besoins alimentaires plus importants que les autres. Ils se font donc capturer plus souvent ! A l’opposé, le deuxième cas se rencontre dans les lacs immenses aux ressources quasi-infinies, tels que le lac Léman ou certains grands fleuves, où les poissons sont particulièrement difficiles à prendre, en raison d’un comportement alimentaire très spécifique. La quantité de nourriture est tellement importante, qu’il est très difficile voire impossible d’arriver à détourner les carpes de celle-ci.

Cohabitation

Il ne faut pas croire que les carpes gourmandes et les carpes fantômes vivent séparément. Bien au contraire, lorsque l’on a la chance d’apercevoir une carpe fantôme en maraude, il n’est pas rare de voir qu’elle est accompagnée d’une ou plusieurs carpes connues. En ayant remarqué ce phénomène plusieurs fois, nous émettons l’hypothèse suivante :

Lorsque que ce banc de carpes arrive sur une zone amorcée, les carpes gourmandes n’hésitent pas à consommer ces appâts tombés du ciel. De nature plus méfiante et plus discrète les carpes fantômes restent un peu en retrait, alors que les gourmandes se goinfrent. Ce qui est inévitable arrive, la carpe gourmande tombe sur un de nos montages et c’est la panique. Effrayée, la carpe fantôme disparaît dans les abysses du lac avec ses autres congénères. Pour contourner ce problème, depuis quelques années, nous utilisons deux techniques complètement opposées en apparence. Nous effectuons un très long amorçage d’accoutumance. Le jour de notre session, par contre, nous utilisons la méthode dite du « single hook-bait ». Ce n’est pas une solution ultime mais elle peut être une solution diabolique pour ces fantômes. Ses principaux inconvénients sont le temps (nombreux allers-retours pour les amorçages) et les quantités d’appâts nécessaires. Ce n’est pas avec 10kg de bouillettes que vous allez faire croire à une carpe fantôme que la bouillette est devenue un appât qu’elle rencontre régulièrement au fond de l’eau.

La proportion de carpes fantômes est donc très variable, mais doit toujours être prise en compte. Bien malin celui qui pourrait annoncer le nombre exact de carpes dans un lac, et même dans un petit étang, simplement après l’avoir pêché, même intensément. Il y aura toujours des carpes dont on ignore totalement l’existence. Beaucoup d’entre nous ont déjà assisté au massacre occasionné par la vidange d’un étang. Eh bien chaque fois, même les « spécialistes des lieux », qui pêchaient cet étang depuis toujours, sont surpris de constater la présence de poissons qui ne sont jamais venus tester le confort de leur matelas de réception.

Les carpes fantômes sont souvent des communes.

La race de carpe

Il ne fait aucun doute que le comportement alimentaire du poisson va largement expliquer le fait qu’il se retrouve souvent (ou jamais) piqué à un hameçon. Mais un autre paramètre semble rentrer en compte : la race de la carpe. Nous connaissons une gravière sauvage (9 hectares) très riche en belles communes dorées. Il y a quelques années, lors d’un repérage en bateau au mois d’avril, nous avons observé des bancs de carpes communes comportant de très nombreux poissons ! Il y avait des carpes partout autour du bateau. Nous avons estimé le nombre de carpes observées ce jour-là à plus de trente. Ces belles communes, d’environ 15kg de moyenne, étaient passives, sous la surface. Un moment inoubliable ! Nous étions impatients d’attaquer la pêche, hyper-motivés par ces images qui restaient gravées dans nos cerveaux. Et pourtant, lors de notre séance de pêche, quelques jours plus tard, nous n’avons vu aucune de ces splendides communes sauvages… Mais nous avons pris trois carpes miroir, exactement où nous avions vu les communes (qui se tenaient encore dans la zone). C’était à n’y rien comprendre. Pas une de ces innombrables communes ne s’était laissée piéger. Et ces trois miroirs, d’où sortaient-elles ? Nous avons réitéré de nombreuses séances d’observations sur ce lac. Nous avons encore eu la chance de voir des communes, rien que des communes. Les miroirs représentent vraiment une fraction infime de la population de ce lac. Ce fait est troublant. Depuis, après de nombreux efforts et de gros amorçages d’accoutumance, nous sommes tout de même parvenus à prendre quelques communes, mais bien peu quand on connaît le potentiel du lac.

L’automne est une saison où certaines carpes fantômes apparaissent.

Comment prendre ces carpes imprenables ?

Si vouloir prendre un beau poisson déjà pris par vous ou un ami est tout à fait envisageable en adoptant la même approche, vouloir ferrer un poisson observé en plongée ou lors du frai est un défi d’une autre ampleur, car il s’agit peut-être d’une carpe fantôme très difficile. Gardez à l’esprit qu’une carpe vue n’est pas une carpe prise. Les carpes fantômes montrent toute la vulnérabilité des pêches stéréotypées. Nous nous devons donc de réfléchir sur notre approche. Pêcher systématiquement avec 4 cannes eschées des mêmes appâts, dans la même profondeur, à la même distance n’a aucun sens. La première chose à faire si vous souhaitez prendre des nouvelles carpes est de varier votre approche, et de changer vos habitudes, même si ce n’est pas toujours facile. Au contraire, si vous rêvez de reprendre un poisson connu, il faut essayer de réunir les conditions qui avaient menées à la réussite pour la précédente capture. Chaque carpe, comme chaque homme, a un comportement particulier. Ce comportement évolue au long de sa vie, mais les choses qu’elle aime et celles qu’elle n’aime pas restent plus ou moins les mêmes au cours du temps. Nous croyons beaucoup en la théorie des dates anniversaires. Selon nous, si vous voulez reprendre un poisson qui vous fait rêver, pêchez le même secteur, à la même période de l’année, dans des conditions climatiques proches, et avec le même appât que celui qui a permis la prise convoitée l’année précédente : c’est de cette façon que vous mettrez toutes les chances de votre côté. D’ailleurs nous avons remarqué à plusieurs reprises que certains gros poissons de lacs sauvages ne se manifestent uniquement à une période très précise de l’année. Quand toutes les pièces du puzzle s’agencent parfaitement, la touche se produit.

A propos des koïs du domaine public

Sur un de nos lieux de pêche favoris, depuis de très nombreuses années, nous croisons régulièrement deux carpes koïs blanches. Elles grossissent lentement mais régulièrement. Nous avons essayé différentes méthodes et approches stratégiques pour les capturer mais sans aucun résultat. Lors d’une pêche à vue, un de ces poissons s’est même approché à moins de 20cm de notre appât mais une autre carpe du banc avait été moins méfiante et s’était saisie de la bouillette. Ce n’est que durant l’automne 2012, après un amorçage à long terme conséquent, qu’une nuit nous avons eu la chance d’en épuiser une de 13kg.

Si vous pratiquez la pêche à vue, vous avez sans doute remarqué que certains poissons ignorent totalement votre appât, même si ce dernier est très attractif (ver de terre, boule d’asticots, maïs doux…) et présenté juste devant eux. Ils continuent à nager comme si ce dernier était invisible. La forte montée d’adrénaline retombe alors bien vite, et un sentiment de déception vous envahit alors. Certes, la discrétion, qui n’est pas toujours optimale lors d’une pêche à vue, peut expliquer ce comportement dédaigneux de nos chères amies. Mais il y a fort à parier qu’il se produit le même phénomène lorsque l’on pêche loin du bord, avec une méthode plus conventionnelle. Il faut prendre conscience que même le maïs, surnommé « l’aimant à carpes », laisse indifférent bien des poissons en milieu sauvage. Ce phénomène de dédain alimentaire de certaines carpes (en l’occurrence celles que l’on appelle les carpes fantômes) est une explication supplémentaire à l’impact très positif des amorçages à long terme. Pour certains poissons, le temps d’adaptation à un appât donné peut être très long. Donc plus un amorçage travaillera longtemps avant notre pêche, plus on aura de poissons habitués à nos appâts, et plus nos chances de réussite seront élevées.

Lac à fantômes.

Cette réflexion souligne l’importance de la remise en question perpétuelle dans notre pêche. Un « bon » carpiste est sans doute quelqu’un qui ose utiliser des appâts originaux, innovants, présentés de manière différente. C’est quelqu’un qui va tester des hypothèses, comme l’importance d’utiliser des montages plus fins, déposés beaucoup plus (ou moins) profonds que d’habitude, dans des endroits insolites… Finalement, c’est quelqu’un qui cherche à résoudre les mystères des eaux qu’il pêche. Mais c’est aussi quelqu’un qui sait accepter que, parfois, ce sont les carpes qui gagnent.

Un montage isolé peut rapporter un fantôme.
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