Le microcosme halieutique n’échappe pas à la servitude spirituelle et au culte de l’image, symptomatiques de nos temps modernes. Comme de juste, les échanges entre pêcheurs sur la toile, et notamment sur facebook, en deviennent de plus en plus creux et insipides ; se plier aux normes est devenu la règle générale. Voici quelques réflexions sur ces nouvelles normes qui touchent le pêcheur de truite.
La truite fario, de par son régime alimentaire éclectique, peut se rechercher d’un grand nombre de façons. Des techniques les plus ancestrales aux plus modernes, tous les modes de pêche ou presque sont susceptibles de les faire mordre. Ainsi, on rencontre des tas de profils différents au sein des pêcheurs de truite, ce qui est très intéressant en termes de sociologie.
Pour intégrer efficacement les mécanismes qui régissent le comportement de la truite (ce qui devrait être le but premier du néophyte non ?), le postulat admis depuis belle lurette promeut les techniques qui misent sur la présentation ou l’imitation d’une proie familière de la truite. Leur mise en œuvre aiguise efficacement les connaissances du pêcheur en termes de lecture d’eau, de qualité de dérive, de précision, de connaissance de l’animal etc.
Du factice sinon rien
Or, les nouveaux venus dans ce microcosme, souvent en provenance directe du monde des carnassiers, sont pour certains prisonniers de leur origine. Ils abordent la pêche de la truite comme on aborde la pêche du brochet ou de la pêche de la perche. Mais la truite fario n’est pas le brochet ou la perche. L’apport des techniques et des technologies modernes chez la truite frôle le néant. Alors que les résultats lorsque l’on cherche les carnassiers sont inévitablement nivelés par le niveau d’équipement des pratiquants (quoiqu’en disent certains), la pêche de la truite a ceci de magique : les vrais critères de réussite (les clés réelles du succès) sont accessibles à n’importe quel pratiquant doté d’une modique technique et d’un équipement tout à fait sommaire. Malgré cela, ces jeunes arrivants, attirés par le bling bling et obnubilés par les pêches rapides aux leurres, restent confinés à leur paradigme. Par la même, ils revendiquent leur approche moderne et tentent de dépoussiérer l’image du truiteux bouseux. Ces rattisseurs de rivière, bombardant pour certains de façon totalement mécanique les pools de nos grands cours d’eau, se fourvoient totalement s’ils pensent saisir là le cœur de la pêche de la truite. En effet, la réaction d’agressivité induite par un stimulus vibratoire n’est qu’une facette minime du comportement de la truite ; en faire son approche de base vous fera prendre des poissons de temps à autres certes (et même des gros) mais cela apparaît comme sacrément réducteur quand on connaît la subtilité et la technicité des autres modes de pêche. Cette pêche aux leurres, de par sa capacité à faire suivre les poissons, tend à faire occulter le BA-BA, ce qui fait l’essence même et l’intérêt de la pêche de la truite : les notions de précision de la dérive et de lecture d’eau. Au niveau du matériel également, on en vient à des transpositions grotesques sans fondement technique : le bait finess en est l’illustration parfaite (quel intérêt d’utiliser un treuil pour lancer des leurres pesant une poignée de grammes et ramener des poissons du même acabit ?). Evidemment, chacun prend son plaisir comme il le souhaite et l’utilisation d’un matériel inadapté en raison de croyances obscures ne concerne pas seulement les lanceurs de plastique… les moucheurs les suivent directement. Eux qui depuis l’époque lointaine des débats sans fin entre Halford et Skues (époque à laquelle il était question de savoir si la nymphe à vue était réellement de la pêche à la mouche), demeurent des spécialistes pour se poser des questions existentielles relatives à leur identité. Les chapeaux à plumes nouvelles générations (pêcheurs ayant adoptés le concept d’utilisation d’enclumes en tungstène dépassant parfois le gramme nouées au bout d’une ligne en 8 ou 9/100) qui s’entêtent à imiter les tocqueurs dans l’approche et la gestuelle avec leur canne de 10 pieds, uniquement parce qu’avec une canne anglaise c’est-pas-de-la-pêche-à-la-mouche, en sont un exemple édifiant.
Je passerai sur le cas des pêcheurs aux appâts naturels, espèce menacée d’extinction. En effet, les conventions risquent fort de les pousser aux oubliettes sous peu : le dogme généralement suivi qui consiste à faire ses premières armes sur des petits poissons avec des techniques frustes (mettant en jeu des appâts naturels) avant de s’élever spirituellement vers des sphères peuplées de poissons plus gros et de techniques plus nobles à base d’artificiel y est sans doute pour beaucoup. La connotation qu’a aujourd’hui le toc (parangon de polyvalence diablement subtil pourtant !) ne laisse présager rien de bon pour son avenir. Cette destinée socio-halieutique éculée qu’on veut nous faire suivre quotidiennement, relève en fait d’une vision totalement superficielle des choses et a toutes les chances de faire de vous un vieux péteux snobinard blasé en quelques années. Ceux qui s’assument en tant que tel sont finalement les moins dangereux car ils font souvent preuve d’autodérision (elle peut excuser beaucoup de choses). Ceux par contre, qui y croient dur comme fer, au risque de donner quelques leçons, sont plus détestables.
Les grosses truites : saint graal du truiteux ?
Dans les codes modernes, au-delà de l’ustensile qui orne l’hameçon, c’est la taille des prises qui compte. Elle est quasiment obsessionnelle chez le pêcheur de truite, et surtout chez les nouveaux arrivants. Ce critère est devenu la principale norme qualitative, que ce soit pour la capture (certains sont même prêts à s’exposer fièrement avec des poissons de pisciculture au nez qui clignote, tant ils frôlent les extrémités de l’objectif) mais également pour le classement des rivières. En effet, la description d’un lieu de pêche ne dure guère longtemps avant que ne soit abordée la taille des poissons qui le peuplent. Le nivellement se fait aujourd’hui sur la quantité de « gros fish » (René Fallet doit se retourner dans sa tombe) qu’elles contiennent. Quid du cadre, de la qualité de la souche, de la physionomie des poissons, de l’intimité du lieu ? Etc. L’obnubilation de certains provient de raisons plus ou moins nobles. Si sont souvent évoquées les (très honorables) idées d’adrénaline liée au combat, de satisfaction de leurrer de vieux individus rendus méfiants par les années, on peut (sans esprit mal placé) également y voir une volonté certaine de rechercher des poissons valorisés, promus par les conventions halieutiques modernes. On en vient à traquer un spécimen en pensant déjà au cliché qui va l’immortaliser et à l’impact produit sur le pêcheur internaute (impact directement proportionnel au nombre de cm il va sans dire).
Chaque époque a ses codes : il y a 20 ans, on n’y allait pas par quatre chemins et le sentimentalisme larmoyant moderne n’avait pas encore pointé le bout son nez. La brutale coutume consistait alors, lorsqu’on croisait un collègue, à ouvrir son panier en osier, avec d’autant plus de satisfaction qu’il était rempli de truites prêtes à cuire. Cette tradition était bien ancrée dans les mœurs et constituait le principal critère d’accession à la (pseudo) notoriété halieutique. Aujourd’hui, le prestige s’acquiert différemment. La superficialité et le culte de l’image inhérent à nos temps modernes ont fait changer les codes. Ainsi, la nouvelle génération, classiquement en rupture avec la précédente, bannît le brisage de nuque mais jubile devant des selfys plein de mucus, et la jouissance est proportionnelle au poids de la bête sous les projecteurs. En effet, la présentation ostentatoire de gros poissons sur facebook a ainsi remplacé les mortuaires clichés d’éviers remplis de truites, dans une surenchère grotesque d’auto-gargarisation, visant à définir celui qui a-la-plus-grosse. Laquelle des deux pratiques est la plus ridicule ? Le débat reste entier. Si chaque génération pense détenir la science infuse et tente de pousser les vieux cons de la précédente aux oubliettes, il est bon parfois de prendre un peu de recul. Un brin d’objectivité en pareille circonstance nous montre que dans l’échelle du ridicule, nous ne sommes pas si éloignés que ça de nos aïeux. On est toujours le con d’un autre. L’expression prend ici tout son sens.
La démagogie : principal allié dans la course aux likes
L’autre norme très importante : l’intégrité éthique. Prolifère ainsi sur la toile ce genre de personne assez singulier, de la classe des « irréprochables en tous points ». Ces chevaliers blancs de l’halieutisme qui lavent plus blanc que blanc (ce qui est assez facile à faire bien installé dans son fauteuil), restent toujours péniblement dans les clous : ils possèdent quelques chevaux de bataille, des fixettes clairement définies, que leur déontologie irréprochable les pousse à défendre bec et ongles.
La première porte sans aucun doute sur les questions de maille et de pratique du no kill. C’est typiquement le genre de personne qui, à grand coups de slogans démagogiques séduisant pour le profane (ou le benêt) tire à boulet rouge sur nos incompétents gestionnaires et se font passer pour de fin stratèges, détenteur de l’alpha et de l’omega de la gestion halieutique. Ces néo scientifiques, brandissant comme des étendards leurs théories écologiques de comptoir (« Mettons la maille à 40 pour avoir des fish de 40 », voilà à peu près le niveau) sont portés au pinacle par bon nombre d’internautes crédules. Leur manichéisme forcené (pas de demi-mesure avec ces questions-là : no kill intégral ou viandard patenté, à toi de choisir ton camp) est sans doute leur côté le plus ridicule, après leur ignorance totale des notions scientifiques de dynamiques de population salmonicole notamment.
Il en va de même pour les grands moralisateurs, toujours à l’affut lorsqu’il s’agit de fustiger le moindre hérétique qui aurait eu la mauvaise idée de sortir des clous établis. Ces ayatollahs, on les observe fréquemment à l’approche de l’hiver, lorsqu’une malheureuse truite prise en début d’automne en seconde catégorie finie exposée sur la toile par un pauvre inconscient. On n’hésite alors pas à affubler notre dissident de tous les noms d’oiseaux, lui rappelant l’outrage causée aux rivières. Quand on connaît la productibilité catastrophique de l’immense majorité du linéaire de seconde catégorie française, ainsi que la piètre appétence des truites lorsqu’elles sont travaillées par les hormones, la leçon de morale se transforme en grosse farce… Des types irréprochables, qui ne pêchent plus la truite quand l’eau dépasse 20 degrés, qui n’en dégustent jamais une de temps à autre, qui respectent scrupuleusement les dates de fermeture sans jamais les enquiquiner en seconde, personnellement, je n’en connais aucun… en dehors de quelques connaissances virtuelles !
Quelle drôle d’époque !