Voici un sujet épineux qui, depuis de nombreuses années, possède un spectre d’applications aussi large que le tronc d’un kaori. Comme bien souvent chacun voit midi à sa porte et se contente de critiquer son voisin le plus proche au lieu de consacrer son énergie à essayer de corriger ses propres erreurs et d’ensuite partager, positivement, ce genre d’expériences.
Avant de parler d’éventuelles frontières ou d’autres paradoxes, rappelons ce qu’est la définition du No kill.
Le No kill ne se résume pas simplement à la remise à l’eau d’un poisson. Le No kill consiste à respecter le poisson autant qu’il se doit et de tenter de minimiser notre impact sur sa santé. C’est très différent ! Cela veut tout simplement dire que le no kill ne se limite pas à la “bonne” manipulation de poissons mais regroupe aussi tout ce que nous allons mettre en place jusqu’à la capture de celui-ci… Ça fait un paquet de points sur lesquels la plupart d’entre nous sommes éthiquement “limites”, voire même carrément aux antipodes de cet esprit “No Kill”.
Pas une priorité lors de l’apprentissage
Je ne pense pas extrapoler en disant que dans l’apprentissage d’un pêcheur de carpe le sujet du no kill arrive très souvent dans les dernières positions. Souvent dans les bouches, paradant dans son costume le plus noble lors de discussions de comptoir, le no kill se retrouve vite en slip quand on analyse sa pratique sur le terrain. Combien pêchent la carpe depuis 20 ans et ne cherchent toujours pas à plaquer les nageoires de leur capture avant de lever le filet d’épuisette ? Combien pêchent encore au cœur des obstacles malgré un taux de réussite proche du néant ? Combien perdent encore un plomb à chaque touche en étant convaincu qu’ils ne font rien de mal ? La liste est longue, trop longue…
Dans l’article précédent intitulé “Pourquoi je pêche ?” j’effleurais le sujet que nous appellerons ici l’éthique. Difficile de ne pas donner un ton moralisateur quand on tente de montrer du doigt ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire. Je vais pourtant tenter de ne pas passer pour un donneur de leçons, d’une part, parce que je ne suis personne pour dire ce qu’il faut faire ou non mais aussi parce qu’il s’avère que cette méthode ne soit que très peu efficace en termes de pédagogie. J’ai tenté de parler de ce sujet, “sans filtre”, il y a quelques années de cela dans une revue spécialisée, les gens se braquent très vite, refusant par la suite toute information aussi ludique soit elle.
Cependant s’il y a un sujet qui tourne autour du concret et pas dans un univers de spéculations illimitées c’est bien celui-là. J’ai cassé la queue de ce poisson de telle manière, j’ai repéré mon erreur je sais dorénavant comment l’éviter, je partage mon expérience sur le sujet, là c’est du concret, là on peut parler de communication “no kill”!
En France cela fait 30 ans que des auteurs écrivent pour des revues spécialisées dans notre pratique. 30 ans que l’on parle tous les ans des mêmes montages révolutionnaires, des mêmes stratégies infaillibles, des mêmes poissons records… Et les bons tuyaux pour minimiser la maltraitance de nos poiscailles, ils sont où ? Combien de tutos sur la bonne manipulation des poissons sont-ils disponibles sur Youtube ?
A vos plumes les mecs car je pense que ce sujet reste un des meilleurs à traiter si le désir de partager des choses positives pour “nos” poissons vous tente encore.
J’irais même jusqu’à dire que chaque auteur devrait écrire régulièrement sur ce sujet afin de toucher un maximum de monde car si notre cheptel se dégrade à ce point de nos jours, le manque d’éducation au no kill n’y est certainement pas pour rien. Oui le premier truc à apprendre à un gamin qui veut démarrer la pêche de la carpe ce sont les bases du no kill afin que celui-ci soit un minimum préparé à manipuler sa première capture plutôt que de se préoccuper à choisir la couleur de hanger à utiliser pour détecter au mieux une touche à 42,5m.
L’éthique de notre pratique
Recentrons-nous sur le sujet initial : où sont les frontières éthiques de cette pratique ? Il n’existe là encore aucune réponse inflexible. Chacun pose ses limites où il le souhaite, le plus dur étant ensuite de trouver un équilibre entre ses convictions, ses dires et ses actes. Là encore c’est le comportement humain face à la situation rencontrée qui me fascine.
Prenons un exemple : je viens de me poser sur un poste hostile qui ne peut pas accueillir de sac à carpe au risque de retrouver le poisson en “kit” le lendemain matin. Pas grave je ne mettrai pas de poisson en sac car c’est dangereux et ça n’irait pas dans le sens de ma conception du no kill.
A 23H j’attrape une fully de 25kg, c’est le poisson de ma vie, que faire ? Combien d’entre nous relâcheraient ce poisson en faisant passer notre éthique avant notre ego ? Combien d’entre nous tenteraient quand même de mettre la carpe au sac malgré les vagues de 50cm qui frappent cette digue de cailloux ? Combien de poissons finissent écaillés de la sorte chaque année ? Je choisis volontairement un exemple aussi grossier que parlant pour susciter la traditionnelle réaction “ben ouais mais là c’est abusé !” si rassurante pour l’auteur de ce genre de phrase.
Prenons un exemple plus subtil. Cet été plusieurs amis sont passés me voir sur mon lieu de travail au bord du lac de Saint Cassien. Beaucoup d’entre eux sont pêcheurs, certains pêchent la carpe depuis plus de 30 ans. Face à des conditions de pêche parfois difficiles, j’ai proposé quelques conseils sous réserve de certaines conditions éthiques. Exemple : je te donne ce spot mais tu dois impérativement perdre ton lest (cailloux) et tu dois ajouter un buldo sur ta ligne afin de favoriser la remontée en surface du poisson pour éviter qu’il ne se tanque dans les souches et les nombreux rochers présents à côté du spot ! La réponse fut “Oui bien sûr ! » sauf qu’en réalité, le spot a été pêché à l’ancienne et plusieurs poissons ont été perdus dans les obstacles (ce qui traduit automatiquement de multiples mutilations de poissons). Les conséquences de ce genre de comportement sont aussi dramatiques que pour le premier exemple, cependant, étant “invisibles” ou du moins, moins flagrantes, on peut voir ce genre d’actions sur toutes les eaux d’Europe et elles sont appliquées aussi bien par des pêcheurs d’expérience que par des novices … C’est tout simplement dramatique !
De la confiture pour les cochons
Ma conclusion face à cet échec est la suivante : à quoi bon donner des conseils si ceux-ci ne sont pas appliqués ou bien, appliqués de manière bâtarde ? Ce genre de situation me fait me sentir deux fois plus coupable. Coupable d’avoir pêché ce spot et perdu quelques poissons avant de trouver la “bonne” combinaison pour les extirper sans dommages majeurs et doublement coupable d’avoir transmis une connaissance, acquise à un certain prix, à quelqu’un qui n’a pas pris la peine de l’appliquer correctement. Je suis donc acteur direct et indirect de la mutilation de plusieurs poissons… Cool ! Il me semble que sans m’en rendre compte directement j’ai allègrement franchi les frontières déontologiques de ce que le no kill promulgue : le respect du poisson !
Voici donc deux exemples qui pourraient nous servir à dresser un graphique imaginaire retraçant le panel d’erreurs plus ou moins flagrantes que nous pouvons faire tout au long de nos vies de pêcheur. Personne n’est parfait, nous faisons tous des erreurs mais il est de notre devoir de tirer des conclusions de celles-ci et de tout faire pour éviter de les reproduire. C’est en mettant sur la toile ces mauvaises expériences, en les montrant du doigt et en unissant nos esprits pour trouver des parades qu’on fera avancer les jeunes plus vite et plus loin sur ce sujet.
Le carpiste, un amnésique notoire !
Avec les années j’ai pu constater beaucoup de comportements paradoxaux chez les pêcheurs dits d’expérience.
- “Moi je ne pêche jamais de spots dangereux !”
Pourtant pendant cette semaine de pêche difficile cette même personne n’hésitera pas à poser un montage à 300m avec un montage de fuite classique et une ligne qui passe au-dessus de hauts fonds encombrés, la fin justifiant les moyens.
- « Moi je ne laisse jamais mes cannes pêchantes quand je quitte mon poste.”
Cette fois-ci la bouteille de pernod du voisin d’en face était vraiment trop alléchante pour prendre 2min et relever les cannes.
- “ Moi le matin je fatigue toujours mon poisson dans l’eau pour éviter qu’il ne se blesse dans le tapis de réception !”
Enfin ça je ne le fais que pendant l’été parce que le reste de l’année l’eau est trop froide pour mes petits pieds.
Comme pour l’article précédent, ces quelques lignes sont rédigées non pas pour donner des réponses mais plutôt pour réfléchir à certaines questions.
Même des règles d’enduro peuvent être contre les poissons
Je vais terminer ce papier par une expérience relativement parlante.
En 2016 la société Déesse pour laquelle je travaille depuis peu se propose de couvrir le championnat de France de pêche à la carpe « jeunes ».
A l’occasion de l’événement David Eglizaud, Guillaume Vial et moi-même nous nous déplaçons pour amener la dotation et découvrir plus précisément les coulisses de ce genre d’événement. Nous voici donc en milieu d’après-midi sur le poste de deux jeunes pêcheurs (10/12 ans) qui enchaînent pas mal de touches.
Un run survient et après un combat relativement rapide les deux jeunes parviennent à emmailloter le poisson. Le job est fait ! Cependant les deux commissaires sont exigeants et ne veulent pas aider les enfants à porter le poisson entre l’eau et le tapis de réception. Résultat, la pauvre carpe se retrouve dans une posture délicate, toutes nageoires dehors, frottant le sol à plusieurs reprises, perdant quelques écailles au passage. Je me souviens qu’un des commissaires m’a interdit de les aider sous peine de disqualification. On est clairement dans une situation où les frontières éthiques du no kill sont franchies au nom des règles de la compétition : quelles nobles valeurs transmises à ces gamins ce jour-là, n’est-ce pas ?
Il ne faut donc pas trop s’étonner si peu d’entre nous se morfondent encore face à une caudale cassée ou une gueule défoncée de nos jours. Je me demande d’ailleurs quand est-ce qu’une marque un peu plus véreuse que les autres viendra vanter les mérites de son nouvel hameçon qui arrivera même à piquer les poissons qui n’ont plus de bouche, ou pire, le jour où les pêcheurs vanteront leurs talents en pavanant avec des perroquets et en expliquant aux autres que ces poissons ont plus de “valeur” car il est plus difficile de les piquer au vu du peu de lèvres qui leur reste. Vous doutez que ce genre de comportement voient le jour ? Moi je n’en doute pas du tout ! A l’heure où le poisson ne vaut pas mieux qu’une balle de tennis sur un court du 16ème plus rien ne m’étonne mais ce n’est pas pour autant que je n’en suis pas attristé chaque jour. L’éthique de notre passion n’est en somme qu’un des piliers d’un temple fragile et tout comme le parthénon ce pilier aurait bien besoin d’un coup de rénovation.